La guerre des Rifains contre le colonisateur espagnol et la fondation de l'Etat du Rif par Abdel-Krim Al Khattabi continuent de susciter un grand intérêt sur le plan académique par les historiens et les chercheurs.
La lettre envoyée par Mohamed Azerkane, compagnon d'armes d'Abdel-Krim Al Khattabi et son ministre des Affaires étrangères, en1923 à M. Saavedra, a un grand intérêt historique. Nous la reproduisons, ici, pour contribuer à éclaircir un côté obscur de l'histoire du Maroc.
J'ai reçu votre lettre du 30 Doulkaada (14 juillet 1923) le 7 Doulhidja
courant (21 juillet) à 2 heures de l'après-midi. Nous avons été
affectés comme s'il s'agissait presque d'un véritable péril, et
littéralement déconcertés par le fait que vous continuez l'entretien
par une voie non officielle, contrairement à l'usage qui veut que les
pourparlers soient poursuivis par l'intermédiaire de la délégation que
nous avons désignée et qui représente l'opinion du peuple Rifain,
lequel comprend plus d'un million d'âmes, le nombre des combattants
dépassant 200.000.
S'il en est ainsi, par suite du désir que vous avez de la paix d'après
l'un des passages de votre lettre, nous trouvons nous-mêmes chez nous
ce désir plus accentué encore, mais il ne nous est pas possible de
sortir de la procédure que l'on pratique dans des cas de cette
importance.
A cette occasion, je crois de mon devoir, sous l'inspiration de mes
sentiments humanitaires et en ma qualité de délégué des Affaires
étrangères de l'Etat du Rif, de vous fournir les précisions suivantes :
1. Le gouvernement Rifain, édifié sur des bases modernes et une
constitution civile, se considère comme indépendant au point de vue
politique et économique et nourrit l'espoir de vivre libre comme il a
vécu pendant des siècles et comme vivent tous les peuples. Il juge
qu'il doit avoir, au-dessus de toute puissance, la prééminence des
droits de propriété de son sol et estime que la section coloniale
espagnole est usurpatrice et non fondée dans sa prétention d'étendre sa
protection sur le gouvernement du Rif. Le Rif n'a accepté et
n'acceptera point cette protection, et il la repousse. Il s'engage à se
gouverner par lui-même, à s'efforcer d'obtenir ses droits légitimes non
contestables, à défendre son entière indépendance par tous les moyens
naturels, à élever sa protection devant la nation espagnole et ses
hommes sages qui, il en a la foi, reconnaissent la prééminence de ses
revendications raisonnables et légitimes, avant que le parti colonial
espagnol ne se laisse aller à verser le sang de ses fils, pour
satisfaire des ambitions personnelles et réclamer des droits
imaginaires, tout en servant les intérêts d'autrui.
Si ce parti se jugeait par lui-même, il verrait en son for intérieur
qu'il est dans l'erreur. A bref délai, il verra qu'il a causé la perte
de son pays par son immixtion dans la colonisation, la colonisation ne
servant pas son intérêt propre.
Son devoir est de remédier à la situation avant qu'il ne soit trop tard.
En outre, le gouvernement Rifain proteste, à la face du monde civilisé
et de l'humanité, contre tout acte hostile émanant du parti colonial
espagnol et dégage sa responsabilité de toutes pertes éventuelle
d'existences et de biens.
Nous nous étonnons comment vous pouvez feindre d'ignorer qu'il est de
l'intérêt de l'Espagne elle-même de conclure la paix avec lui, de
reconnaître ses droits et son indépendance, de respecter les liens du
voisinage et de cimenter l'union avec le peuple rifain, au lieu
d'empiéter sur lui, de l'humilier et d'attenter à ses droits humains et
légitimes, et cela conformément an code de la civilisation et en accord
avec le Traité de Versailles qui a clôturé la guerre mondiale. Des
leçons de cette guerre, l'homme a retenu les conséquences de
l'empiètement, de la violence et de la cruauté, et le Monde a compris
qu'il ne fallait dédaigner l'homme qu'au point de vue rationnel et
naturel, que chaque nation devait être laissée libre de diriger ses
destinées et que la tyrannie et la force ne comptaient pas devant le
droit. Ce Traité, rédigé par les Chefs des grands Etats qui ont été
engagés dans les flots de la guerre et ont goûté à la coupe de ce
fléau, n'a pu en dernier lieu que reconnaître la vérité et octroyer aux
peuples leurs droits, même les moindres.
En dépit des politiciens qui proclament que les traités ne sont que de
l'encre sur du papier et que le droit appartient au sabre, il faut en
réalité de la conciliation pour réaliser son objectif, sinon l'univers
ne cesserait de vivre dans le trouble, l'inquiétude et l'agitation
menaçante pour la paix universelle. Aussi bien, chaque peuple défend
ses droits et réclame sa liberté. Il n'y aura pas de honte pour
l'Espagne à vivre en parfaite harmonie avec le Rif, après avoir reconnu
son gouvernement et son Indépendance et participé à l'échange des
intérêts communs. Il en résulterait au contraire pour elle gloire et
honneur et une belle page à l'actif de son Histoire. De notre côté, le
gouvernement Rifain est prêt à accueillir, avec la plus grande joie, la
modification de l'attitude hostile du parti ; il espère de tous ses
voeux la dissipation du malentendu dont la source est dans la déviation
de l'esprit de justice, le fanatisme blâmable, le manque de
perspicacité, l'impatience et l'irréflexion sur les conséquences des
faits commis sous l'empire de mauvaises impulsions.
Le gouvernement Rifain sera plein de regrets si le parti colonial
persiste dans l'empiétement, l'orgueil et l'arbitraire. Imaginez que
vous soyez attaqués dans vos maisons par un étranger qui veuille vous
dominer et se rendre maître de vos personnes : Vous soumettrez-vous à
cet usurpateur, quels que soient les droits et les prétentions qu'il
invoque ? Je crois au contraire que vous les combattrez de toutes vos
forces, fut-ce avec vos femmes, et que vous ne consentiriez pas de
tomber en esclavage. L'histoire l'atteste pour vous-mêmes.
Pensez-en autant du Rif ; tous les hommes sont fortement convaincus
qu'ils mourront pour la défense du Droit et d'une dignité qui surpasse
toute dignité, et ils ne reviendront pas de cette conviction jusqu'à ce
que le parti colonial espagnol ait renoncé à la malignité de ses
projets ou qu'ils soient morts jusqu'au dernier.
2 € Je ne puis que proclamer définitivement que le Rif ne renoncera à
son attitude suivie par la délégation, c'est-à-dire qu'il n'ouvrira les
pourparlers de paix que sur la base de la reconnaissance de
l'indépendance Rifaine par l'Espagne.
3. Les opérations militaires que nous avons entreprises sur le rivage
du Nkour (Alhucemas) et dont nous vous avions prévenus, ne procèdent
pas d'une mauvaise intention ; elles ont été conventionnelles et nous
vous en avons avisé suivant les règles de l'armistice ayant existé
entre les deux parties.
A.E.F. Maroc